Chapitre 13
Le vaisseau descendit doucement pour se poser à la lisière de la vaste clairière, à une centaine de mètres du village.
Il était arrivé soudainement, à l’improviste, mais avec une grande discrétion. Juste auparavant, c’était une fin d’après-midi parfaitement ordinaire de début d’automne – les feuilles commençaient à peine à rougir et dorer, la rivière commençait à monter de nouveau, gonflée par les pluies des montagnes au nord, le plumage des oiseaux pikka commençait à s’épaissir en prévision des prochaines gelées hivernales, et, d’un jour à l’autre, les Bêtes Parfaitement Normales entameraient leur pesante migration à travers les plaines, et le Vieux Sakproubel commençait à grommeler tout seul en sillonnant le village, signe qu’il répétait et peaufinait les récits de l’année écoulée, ceux qu’il conterait lorsque les soirées seraient longues et que les gens n’auraient d’autre choix que se réunir autour du feu pour l’écouter marmonner et leur raconter que ça ne s’était pas du tout passé comme dans leurs souvenirs – et l’instant d’après, un astronef était posé dans la clairière, resplendissant au chaud soleil d’automne.
Il vrombit durant quelques instants, puis se tut.
Ce n’était pas un gros astronef. Si les villageois avaient été des experts en astronefs, ils auraient même noté immédiatement que c’était un sacré bel engin, une petite vedette profilée, une Hrundi quadriplace avec quasiment toutes les options catalogue, SAV excepté – le Stabilisateur Auto-Vectoïde qui n’est bon que pour les poules mouillées. Pas question de négocier une bonne courbe serrée sur un axe temporel trilatéral avec un SAV. D’accord, la sécurité y gagne, mais la conduite devient d’une mollesse !
Les villageois ne savaient rien de tout ça, bien évidemment. La plupart, sur cette planète perdue de Lamuella, n’avaient même jamais vu d’astronef, en tout cas sûrement pas en un seul morceau, et ainsi mis en valeur par les ors du couchant, c’était sans nul doute la chose la plus extraordinaire qu’ils aient rencontrée depuis le jour où Kirp avait péché un poisson avec une tête à chaque bout.
Tout le monde s’était tu.
Alors qu’un instant plus tôt deux ou trois douzaines de personnes déambulaient, bavardaient, coupaient du bois, portaient de l’eau, taquinaient les oiseaux pikka ou essayaient simplement, sans le vexer, d’éviter le Vieux Sakproubel, toute activité s’interrompit soudain et tout le monde se retourna pour considérer l’étrange objet avec ébahissement.
Enfin, pas tout à fait tout le monde. Les oiseaux pikka auraient été plutôt ébahis par des choses complètement différentes. Une banale feuille tombant mollement sur une pierre les faisait détaler dans un paroxysme de confusion, l’aube les prenait totalement par surprise tous les matins, mais l’arrivée d’un vaisseau venu d’un autre monde ne parvenait en aucune manière à éveiller chez eux la moindre parcelle d’attention. Ils continuaient à pousser leurs kar, leurs rit et leurs huk en picorant des graines ; de son côté, la rivière continuait à glouglouter avec autant de tranquillité que de majesté.
Notons également que les braillements discordants en provenance de la dernière hutte à gauche se poursuivirent comme si de rien n’était.
Soudain, avec un léger déclic suivi d’un bzz, une porte s’ouvrit et déploya une rampe au flanc du vaisseau. Puis, pendant une ou deux minutes, rien ne parut se passer en dehors des braillements discordants en provenance de la dernière hutte à gauche, et l’objet resta là, toujours immobile.
Certains des villageois, les garçons surtout, commencèrent à s’avancer pas à pas pour le regarder de plus près. Le Vieux Sakproubel essaya bien de les faire décamper. C’était exactement le genre de truc que le Vieux Sakproubel n’aimait pas du tout voir se produire. Il ne l’avait pas prévu, même à mots couverts, et quand bien même il arriverait d’une manière ou d’une autre à glisser l’incident dans son interminable saga, celui-ci commençait à prendre un peu trop d’ampleur à son goût.
Il s’avança donc d’un pas décidé, repoussa les garçons, dressa les bras et son antique bâton noueux dans les airs. Les longs et chauds rayons du soleil vespéral mettaient joliment en valeur sa posture. Il s’apprêtait à accueillir ces dieux, quels qu’ils soient, comme s’il avait de tout temps prévu leur venue.
Pourtant, il ne se passait toujours rien.
Peu à peu, il devint évident qu’une sorte de discussion se déroulait à l’intérieur du vaisseau. Le temps passait et les bras du Vieux Sakproubel devenaient douloureux.
Soudain, la rampe se rétracta à l’intérieur de la coque.
Voilà qui facilitait les choses pour Sakproubel. C’étaient des démons et il les avait repoussés. Et s’il ne l’avait pas prédit, son attitude avait été uniquement dictée par la modestie et la prudence.
Presque aussitôt, une autre rampe se déploya du côté opposé à celui de Sakproubel et deux silhouettes émergèrent enfin de la coque, continuant de discuter en dédaignant tout le monde, même Sakproubel, d’ailleurs invisible de l’endroit où elles se trouvaient.
Le Vieux Sakproubel mâchonna furieusement sa barbe.
Continuer à rester planté là, les bras dressés ? Tomber à genoux, face contre terre et le bâton brandi vers eux ? Tomber à la renverse, comme en proie à quelque titanesque combat intérieur ? Peut-être s’éclipser discrètement dans les bois et vivre un an dans un arbre sans adresser la parole à quiconque ?
Il opta pour laisser astucieusement tomber les bras, comme si c’était un choix mûrement réfléchi. En fait, ils lui faisaient diablement mal et il n’avait guère d’autre solution. Il fit un petit signe secret, inventé sur le coup, en direction de la rampe qui venait de se rabattre, puis il recula de trois pas et demi, de façon à mieux voir ces visiteurs inconnus et pouvoir décider en conséquence de la conduite à tenir.
Le plus grand des deux était une femme fort élégante portant des vêtements souples et fripés. Le Vieux Sakproubel ne le savait pas, mais ils étaient en Fryplon™, un nouveau tissu synthétique idéal pour les voyages spatiaux car il paraissait d’autant plus à son avantage qu’il était tout trempé de sueur et froissé.
L’autre était une gamine. Elle avait l’air gauche et la mine boudeuse, portait des vêtements qui paraissaient d’autant plus lamentables qu’ils étaient tout trempés de sueur et froissés, et le pire, c’est qu’elle devait certainement le savoir.
Tous les yeux étaient braqués sur elles, sauf ceux des oiseaux pikka qui avaient leurs trucs à eux à regarder.
Immobile, la femme regarda autour d’elle. Son expression était résolue. Il était manifeste qu’elle recherchait quelque chose de bien particulier même si elle ne savait pas au juste où le trouver. Elle scruta tour à tour les visages des villageois assemblés, curieux, autour d’elle, sans apparemment découvrir ce qu’elle cherchait.
Sakproubel ne savait trop comment récupérer ça, aussi décida-t-il de se rabattre sur les incantations. Il rejeta la tête en arrière et se mit à gémir, mais pour être aussitôt interrompu par de nouvelles salves de braillements en provenance de la hutte du Faiseur de Sandwiches : la dernière à gauche. La femme tourna soudain la tête et, graduellement, un sourire se dessina sur ses traits. Sans même un regard au Vieux Sakproubel, elle se dirigea vers la hutte.
Il est un art de la confection des sandwiches que tout le monde n’a pas forcément le temps d’explorer en profondeur. C’est une tâche simple mais qui offre des possibilités de satisfaction nombreuses et profondes : choisir le bon pain, par exemple. Le Faiseur de Sandwiches avait passé de longs mois à se renseigner et s’exercer chaque jour auprès de Grarp, le boulanger, jusqu’à ce qu’ils réussissent tous les deux à produire une miche dont la consistance avait juste ce qu’il fallait de densité pour y couper des tranches fines et nettes, tout en gardant légèreté et souplesse, avec ce petit goût de noisette qu’exaltait au mieux la saveur de la viande rôtie d’une Bête Parfaitement Normale.
Il fallait également travailler la géométrie de la tranche : les relations précises entre ses largeur et hauteur, sans oublier son épaisseur, car c’était elle qui donnerait masse et consistance au sandwich achevé ; là encore, la légèreté était une vertu mais également la fermeté, la générosité et cette promesse de saveur et de succulence qui est la marque authentique d’une expérience sandwichienne réellement émouvante.
L’emploi d’ustensiles adéquats était bien sûr crucial et, lorsqu’il n’était pas au four avec le Boulanger, que de jours le Faiseur de Sandwiches avait-il passés avec Strinder, le Forgeron, à peser et équilibrer des couteaux, à les passer et les repasser à la forge. La souplesse, la solidité, le tranchant, la longueur et l’équilibre de la lame étaient débattus avec enthousiasme, on avançait des théories, qu’on mettait à l’épreuve et qu’on raffinait, et nombreuses avaient été les soirées où l’on pouvait voir, sur fond de soleil couchant et de forge rougeoyante, le Faiseur de Sandwiches et le Forgeron tracer dans l’air de lentes arabesques pour tester un couteau après l’autre, comparer le poids de celui-ci avec l’équilibre de celui-là, la souplesse d’un troisième et la tenue en main d’un quatrième.
Trois couteaux en tout étaient nécessaires. En premier, le couteau à trancher le pain : une lame ferme, autoritaire, capable d’imposer à la miche sa volonté claire et nette. Puis venait le couteau à étaler le beurre, un sacré petit numéro, nerveux mais avec fermeté. Les premières versions avaient été un peu trop nerveuses, mais désormais, la combinaison de flexibilité sur une base de fermeté était idéale pour obtenir le maximum de souplesse et d’élégance dans l’étalement.
Le prince des couteaux, bien évidemment, restait le couteau à découper. C’était le couteau qui ne devait pas se contenter d’imposer sa loi au milieu dans lequel il évoluait, à l’instar du couteau à pain ; il devait collaborer avec lui, se laisser guider par le grain de la chair, pour réussir des tranches de la plus exquise consistance, se détachant du quartier de viande en minces feuillets translucides. Le Faiseur de Sandwiches n’avait plus dès lors, d’un souple mouvement du poignet, qu’à étaler chaque feuillet sur la tranche de pain inférieure aux proportions idéales, l’égaliser ensuite de quatre habiles coups de lame, pour accomplir enfin le rite magique auquel tous les enfants du village brûlaient d’assister, ébahis. Encore quatre petits coups secs et précis et il assemblait les chutes pour composer un puzzle parfait au-dessus de la tranche initiale. Car pour chaque sandwich, la taille et la forme des chutes différaient, mais le Faiseur de Sandwiches parvenait toujours sans effort ni hésitation à les assembler en un motif parfaitement cohérent. Une seconde lamelle de viande et une seconde couche de chutes, et l’acte central de la création était accompli.
Le Faiseur de Sandwiches transmettait alors l’œuvre à son assistant qui se chargeait d’y ajouter quelques rondelles de nouvcombres et de flardis, un doigt de sauce à la broseille, puis d’appliquer la tranche supérieure de pain et enfin de peaufiner le sandwich à l’aide d’un quatrième couteau, beaucoup plus ordinaire. Non que ces opérations ne réclament pas de la pratique, mais c’était une pratique moins élaborée, à la portée d’un apprenti consciencieux destiné, le jour où le Faiseur de Sandwiches poserait définitivement ses ustensiles, à prendre sa succession. C’était un poste de haut rang et cet apprenti, Drimple, faisait l’envie de ses camarades. Il y avait au village ceux qui étaient heureux de couper du bois, ceux qui se contentaient de porter de l’eau, mais être le Faiseur de Sandwiches, c’était vraiment le paradis.
Et donc le Faiseur de Sandwiches chantait en travaillant.
Il terminait son stock de viande salée de l’année. Elle avait légèrement dépassé le degré de maturité idéal, mais la saveur parfumée de la viande de Bête Parfaitement Normale demeurait une expérience insurpassée pour le Faiseur de Sandwiches. On assisterait dans une semaine à la réapparition des Bêtes Parfaitement Normales pour leur transhumance annuelle, ce qui serait pour tout le village l’occasion de se replonger dans une activité frénétique : chasser les Bêtes, en tuer peut-être six, voire sept douzaines sur les milliers qui passaient dans un bruit de tonnerre. Puis, une fois les Bêtes promptement découpées et nettoyées, la majeure partie de la viande serait salée pour être conservée pendant les mois d’hiver jusqu’à la migration de retour, au printemps, où l’on reconstituerait les stocks.
Les meilleurs morceaux seraient rôtis directement pour la fête qui marquait le Passage d’Automne. Les festivités se prolongeraient trois jours, trois jours de pure exubérance, de danses et de récits, où le Vieux Sakproubel conterait les péripéties de la chasse, des récits qu’il aurait longuement élaborés au fond de sa hutte tandis que le reste du village était dehors à chasser.
Alors on garderait le meilleur des meilleurs morceaux de la fête pour les offrir, froids, au Faiseur de Sandwiches. Et le Faiseur de Sandwiches exercerait alors ses talents hérités des dieux pour confectionner les exquis Sandwiches de la Tierce Saison que tout le village partagerait avant de se préparer, dès le lendemain, à affronter les prochaines rigueurs de l’hiver.
Aujourd’hui, il confectionnait simplement des sandwiches ordinaires, si l’on pouvait qualifier ainsi un mets aussi délicat, confectionné avec un tel amour. Aujourd’hui, son assistant était de congé, si bien que le Faiseur de Sandwiches appliquait lui-même sa garniture, ce qu’il était ravi de faire. A vrai dire, tout le ravissait, ou presque.
Il tranchait, il chantait. Il étalait délicatement chaque lamelle de viande sur une tranche de pain, égalisait ce qui dépassait et composait son puzzle de chutes. Un peu de salade là-dessus, deux doigts de sauce, une autre tranche de pain, un autre sandwich, un autre couplet de Yellow Submarine.
— Salut, Arthur !
Le Faiseur de Sandwiches faillit se trancher le pouce.
Les villageois avaient regardé, consternés, la femme se diriger d’un pas décidé vers la hutte du Faiseur de Sandwiches. Le Faiseur de Sandwiches leur avait été envoyé par Bob Tout-Puissant, dans un resplendissant chariot de feu. Enfin, c’était ce que leur racontait Sakproubel, et Sakproubel était l’autorité en ce domaine. Enfin, ça c’est ce que prétendait Sakproubel, et Sakproubel était… et ainsi de suite. Bref, ça ne valait pas le coup de discuter.
Quelques villageois s’étaient demandé pourquoi Bob Tout-Puissant envoyait son unique Faiseur de Sandwiches bien-aimé dans un resplendissant chariot de feu plutôt que dans un véhicule qui aurait atterri peinardement sans détruire la moitié de la forêt, remplir l’autre de spectres et, en prime, blesser assez salement le Faiseur de Sandwiches. Le Vieux Sakproubel leur répondait que c’était l’ineffable volonté de Bob, et quand ils lui demandaient ce que voulait dire ineffable, il leur répondait qu’ils n’avaient qu’à chercher dans le dictionnaire.
Ce qui était un problème car le Vieux Sakproubel en détenait le seul et unique exemplaire et refusait de le prêter. Les villageois lui ayant demandé pourquoi, il répondit qu’ils n’avaient pas à connaître la volonté de Bob Tout-Puissant, et quand ils lui demandèrent à nouveau pourquoi, il leur répondit que c’était comme ça, point final. Toujours est-il que quelqu’un réussit à se glisser dans la hutte du Vieux Sakproubel un jour qu’il était parti se baigner et chercha la définition « d’ineffable ». « Ineffable » signifiait apparemment « inconnaissable, indescriptible, indicible, qui ne peut être exprimé ou connu ». Voilà qui éclaircissait donc la question.
Enfin, ils avaient toujours les sandwiches.
Un beau jour, le Vieux Sakproubel leur annonça que Bob Tout-Puissant avait décrété que c’était à lui, Sakproubel, qu’il revenait de se servir le premier de sandwiches. Les villageois lui demandèrent quand cela s’était produit, au juste, et Sakproubel leur répondit que cela s’était produit la veille, quand ils avaient le dos tourné. « Ayez la foi, avertit le Vieux Sakproubel, sinon brûlez ! »
Ils le laissèrent donc se servir le premier de sandwiches. C’était encore ce qui paraissait le plus simple.
Et voilà que cette femme débarquait de nulle part et se dirigeait droit vers la hutte du Faiseur de Sandwiches. À l’évidence, la réputation de celui-ci s’était répandue ailleurs, même s’il était difficile de savoir comment, puisque, à en croire le Vieux Sakproubel, il n’y avait rien ailleurs. En tout cas, d’où qu’elle ait pu venir, sans doute de quelque lieu ineffable, elle était ici et elle était même dans la hutte du Faiseur de Sandwiches. Qui était-elle ? Et qui était l’étrange gamine qui traînait devant la hutte, l’air boudeur, tapant du pied dans les cailloux et regrettant manifestement d’être là ? Ça paraissait bizarre d’avoir fait tout ce chemin depuis quelque lieu ineffable à bord d’un chariot qui constituait à l’évidence un immense progrès par rapport au resplendissant modèle enflammé qui avait amené le Faiseur de Sandwiches, quand on n’avait même pas envie d’être ici.
Tous regardèrent Sakproubel, mais il était tombé à genoux et marmonnait, les yeux obstinément tournés vers le ciel pour ne surtout pas croiser le regard de quiconque avant d’avoir trouvé une idée.
— Trillian ! » s’exclama le Faiseur de Sandwiches en suçant son pouce ensanglanté. « Qui… ? Que… ? Quand… ? Quoi… ? Où… ?
— Exactement les questions que j’allais te poser, dit Trillian en parcourant du regard la hutte d’Arthur.
On y voyait, soigneusement rangés, tous ses ustensiles de cuisine. Il y avait également des placards et des rayonnages assez rudimentaires, ainsi qu’un lit tout aussi rudimentaire, dans l’angle. Une porte au fond menait à une autre pièce invisible pour Trillian car la porte était fermée.
— Charmant », dit-elle, mais plutôt sur le ton de la curiosité.
Elle ne savait pas trop que penser de ce décor.
— Tout à fait charmant, dit Arthur. Merveilleusement charmant. Je n’ai pas souvenance d’avoir connu d’endroit plus charmant. Je suis heureux ici. Ils m’aiment bien, je leur fais des sandwiches et… euh, eh bien, voilà, c’est tout. Ils m’aiment bien et je leur fais des sandwiches.
— Eh bien, voilà qui me paraît… euh…
— Idyllique, dit Arthur, avec fermeté. Et ça l’est. Vraiment. Je doute que tu t’y plaises beaucoup mais pour moi, eh bien, c’est parfait. Mais je t’en prie, assieds-toi donc, mets-toi à l’aise. Je peux t’apporter quelque chose, euh, je ne sais pas, moi, un sandwich ?
Trillian prit un sandwich et l’examina. Elle le renifla, méfiante.
— Goûtes-y, dit Arthur. Il est bon.
Trillian le grignota du bout des lèvres, puis mordit dedans et mastiqua, pensive.
— Ch’est bon, dit-elle en le contemplant.
— L’œuvre de toute une vie, dit Arthur en essayant d’y mettre toute sa fierté sans pour autant passer pour un parfait crétin.
Il avait pris l’habitude d’une certaine vénération et devait affronter certains changements de rapports mentaux imprévus.
— C’est quoi comme viande, dedans ? s’enquit Trillian.
— Ah oui, eh bien c’est, hum, de la Bête Parfaitement Normale.
— C’est quoi ?
— De la Bête Parfaitement Normale. C’est un peu comme une vache, ou plutôt un taureau. Ce serait plutôt une sorte de bison, en fait. Enfin, le genre de grosse bête qui charge.
— Et alors, qu’a-t-elle de particulier ?
— Rien, elle est Parfaitement Normale.
— Je vois.
— Ce qu’il y a de particulier, c’est sa provenance.
Trillian fronça les sourcils et cessa aussitôt de mastiquer.
— Et c’est quoi, sa provenance ? demanda-t-elle, la bouche pleine.
Pas question qu’elle avale avant de savoir.
— Eh bien, le problème n’est pas uniquement sa provenance mais sa destination. Pas d’inquiétude à avoir, elle est parfaitement saine. J’en ai dévoré des tonnes. Elle est super. Absolument succulente. Très tendre. Très goûteuse. Un rien sucrée et mystérieusement longue en bouche.
Trillian n’avait toujours pas dégluti.
— Quelle est, insista-t-elle, sa provenance, et quelle est sa destination ?
— Elles proviennent d’un point juste un poil à l’est des monts Hondo. Ce sont les grosses montagnes, là-bas, derrière, tu as dû les apercevoir en arrivant, puis elles traversent par milliers les grandes plaines d’Anhondo et, euh, eh bien, c’est tout. Véridique. C’est de là qu’elles proviennent. Et c’est là qu’elles vont.
Trillian fronça les sourcils. Il y avait quelque chose qu’elle avait du mal à saisir.
— Je me suis sans doute mal expliqué, reprit Arthur. Quand je dis qu’elles proviennent d’un point à l’est des monts Hondo, je veux dire que c’est là qu’elles apparaissent soudain. Puis elles traversent les plaines d’Anhondo et, eh bien, elles disparaissent vraiment. Nous disposons d’environ six jours pour en capturer le plus possible avant qu’elles ne disparaissent. Au printemps, elles remettent ça, simplement dans le sens inverse, voilà.
À contrecœur, Trillian avala la bouchée. C’était ça ou la recracher et, à vrai dire, c’était rudement bon.
— Je vois », dit-elle, une fois rassurée de ne ressentir apparemment aucun effet négatif. « Et pourquoi les appelle-t-on des Bêtes Parfaitement Normales ?
— Eh bien, je crois qu’autrement, les gens risqueraient de trouver ça un peu bizarre. Je crois que c’est le Vieux Sakproubel qui les a baptisées ainsi. Il dit qu’elles viennent de là où elles viennent et qu’elles vont là où elles vont, que c’est la volonté de Bob et qu’un point c’est tout.
— Qui…
— Ne me pose pas cette question.
— Enfin, ça a l’air de t’avoir profité.
— Ça va, merci. T’as l’air en forme, toi aussi.
— Je suis en forme. Parfaitement en forme.
— Eh bien, à la bonne heure.
— Oui.
— Très bien.
— Très bien.
— Sympa, d’être passée me voir.
— Merci.
— Eh bien, dit Arthur, avec un regard circulaire.
Incroyable comme on pouvait avoir du mal à trouver quelque chose à dire après tout ce temps.
— J’imagine que tu dois te demander comment j’ai fait pour te retrouver, dit Trillian.
— Oui ! Tout à fait ! C’est exactement ce que je me demandais. Comment as-tu fait pour me retrouver ?
— Eh bien, comme tu le sais peut-être ou peut-être pas, je travaille maintenant pour les grands réseaux de Sub-Etha télédiffusion qui…
— Ça, je sais, la coupa Arthur, qui se souvenait soudain. Oui, tu te débrouilles comme un chef. C’est super. Très excitant. Bon boulot. Ça doit être super.
— Crevant, tu veux dire.
— Ah oui, toujours courir partout. J’imagine.
— Nous avons accès à pratiquement toutes les formes possibles d’information. J’ai trouvé ton nom sur la liste des passagers du vaisseau qui s’est écrasé.
Arthur était abasourdi.
— Tu veux dire qu’on était au courant de l’accident ?
— Eh bien, évidemment qu’on était au courant. Tu n’imagines quand même pas qu’un astronef de ligne puisse disparaître sans que personne ne le sache ?
— Mais tu veux dire qu’on savait qu’il avait disparu ? On savait que j’avais survécu ?
— Oui.
— Mais personne n’est jamais venu voir, aucune mission de recherche ou de sauvetage n’a été lancée. Il n’y a absolument rien eu.
— Ça ne risquait pas. C’est toute une histoire d’assurances passablement compliquée. Bref, ils ont préféré enterrer toute l’affaire. Faire comme s’il ne s’était rien passé. Le marché des assurances est devenu complètement maboul. Tu sais qu’on a réintroduit la peine de mort pour les directeurs de compagnies d’assurance ?
— Vraiment ? Non, j’ignorais. Pour quel crime ?
Trillian fronça les sourcils.
— Comment ça, quel crime ?
— Je vois.
Trillian considéra longuement Arthur, puis, changeant de ton, elle remarqua :
— Il serait temps que tu prennes tes responsabilités, Arthur.
Arthur essaya de comprendre cette remarque. Il avait constaté qu’il lui fallait souvent un petit moment avant de voir où ses interlocuteurs voulaient en venir au juste, aussi laissa-t-il tranquillement s’écouler un petit moment. La vie était si agréable et détendue désormais, on avait tout le temps de laisser mijoter les choses. Il laissa donc mijoter.
Il ne comprenait toujours pas ce qu’elle avait voulu dire, aussi finit-il par admettre que oui, effectivement.
Trillian lui adressa un sourire glacé avant de se retourner vers la porte de la hutte.
— Aléa ? lança-t-elle. Entre ! Entre donc, que je te présente ton père.